Le Temps, 3 juillet 2023
Chamil Idiatoulline signe un roman caustique sur une ville de province russe qui croule sous les déchêts
Situé dans la Russie de 2019, «Ex-rue Lénine» campe une petite cité envahie par sa décharge qui déborde de toute part
Annick Morard
En 2019, quelque part au centre de la Russie, la petite ville de Tchoupov connaît un problème de gestion des déchets majeur. La décharge prend des proportions colossales en bordure de ville, l’ensemble de la région y déverse ses ordures, l’air est devenu pestilentiel. Tchoupov pue. Tchoupov meurt. Dans cette ambiance délétère, s’aimer, se parler, construire un avenir est une vraie gageure.
«J’étouffe, Sachka, je n’en peux plus», dit Daniil à sa fille, au moment d’annoncer qu’il quitte le foyer familial et retourne vivre ex-rue Lénine, dans l’appartement de la grand-mère décédée peu de temps auparavant. Daniil travaille pour l’administration municipale. Discret, honnête et expérimenté, il se voit proposer la place de maire. Lena, son épouse fraîchement délaissée, en profite pour reprendre les rênes de son existence et fomente, avec succès, un mouvement de contestation générale.
Rhétorique soviétique
C’est elle qui, in fine, apparaît comme l’héroïne principale de ce roman mené tambour battant et construit comme un polar. Ex-rue Lénine met ainsi habilement en scène les affrontements entre une société civile violemment muselée et un monde politique gangrené par la corruption. Lauréat du Grand Livre – un des prix les plus prestigieux en Russie – Chamil Idiatoulline rappelle, avec ce premier roman traduit en français, que la gestion des déchets constitue un enjeu écologique crucial en Russie.
La région de Moscou comme, plus à l’est, celle de Tcheliabinsk, ont toutes deux connu des situations de crise écologique et sanitaire similaires à celle décrite dans le roman. Ironiquement dénommée «la Vie Nouvelle», la décharge du roman métaphorise sans aucun doute une Russie incapable d’échapper à la rhétorique et aux méthodes soviétiques lorsqu’il s’agit de régler les problèmes. Cela dit, Idiatoulline ne pèche ni par défaitisme facile, ni par idéalisme naïf, et fonde espoir dans quelques figures – majoritairement des femmes – aussi clairvoyantes que lucides.
Roman. Chamil Idiatoulline, «Ex-rue Lénine», trad. du russe par Emma Lavigne, Noir sur Blanc, 384 p.
Original
Bon pour la tête, 21 juillet 2023
Un formidable roman russe
PATRICK MORIER-GENOUD
«Ex-rue Lénine», Chamil Idiatoulline, les Editions Noir sur Blanc, 384 pages.
Aujourd’hui que pratiquement tout le monde a un avis sur la Russie, il peut ne pas être inutile de lire des romans russes contemporains. D’autant plus lorsqu’ils sont bons, très bons même. Chamil Idiatoulline est écrivain et journaliste, il vit à Moscou. Son récit se déroule en 2019, dans une petite ville imaginaire, Tchoupov. L’air y est irrespirable car une décharge à ciel ouvert s’y trouve où toute la région vient déverser ses ordures. Ça pue. Personne ne trouve de solution pour résoudre ce problème qui dépasse le simple inconfort, devient sanitaire. Il faut porter des masques, filtrer l’eau. Tchoupov est une ville imaginaire mais il en existe de bien réelles en Russie, avec le même problème. Dans cette ville polluée, un couple se sépare. Non seulement leur amour est rompu mais l’homme et la femme se retrouvent dans des camps politiques concurrents alors qu’il s’agit de remplacer le maire, arrêté pour corruption. Il y a bien sûr beaucoup de références à la vie politique en Russie, à sa brutalité, au propre comme au figuré. Ex-rue Lénine est un livre critique, pas uniquement sur le pouvoir russe, également sur le couple, l’éducation des enfants, la présence au monde. Qu’est-ce que c’est que d’être vivant? Les ordures qui envahissent Tchoupov, si elles évoquent un problème concret de notre civilisation de consommation, peuvent aussi être vues comme une métaphore de bien d’autres choses. Ce roman de Chamil Idiatoulline réussit brillamment à parler tout à la fois de la Russie et du reste du monde, de la politique électoraliste et de l’action citoyenne, de communauté et d’intimité. Chaque partie s’ouvre avec une citation biblique. Il en est une qui nous concerne toutes et tous: «Annonce à ceux qui couvrent le mur de plâtre qu’il s’écroulera!», Livre d’Ezechiel 13:11.
Original